Excellente idée. Peu coûteuse et éminemment symbolique. Parfaite pour les hommes politiques. Réunis en 2003 à Berlin pour célébrer les 40 ans du traité de l’Elysée, de jeunes Français et de jeunes Allemands suggèrent de créer un manuel d’histoire commun. L’entreprise est loin d’être évidente, notamment parce qu’en Allemagne, les programmes dépendent des seize États-régions, mais Jacques Chirac et Gerhard Schröder l’approuvent sans réserve.
Il y avait eu des précédents. Dès les années 1930, un médiéviste allemand, Fritz Kern, et un publiciste français, Jean de Pange, envisagent de rédiger un « manuel des relations franco-allemandes » pour historiens. L’arrivée des nazis au pouvoir allait en décider autrement. En 1951, nouvelle tentative des historiens Georg Eckert et Edouard Bruley mais nouvel échec.
Cette fois, grâce à l’appui du président de la République et du chancelier, le projet verra le jour. Exceptionnellement, les seize Etats-régions acceptent d’unifier les programmes d’histoire des lycéens. Une commission est mise sur pied. Ses conclusions : le manuel doit être identique, ce doit être un livre franco-allemand d’histoire et non un manuel d’histoire franco-allemande, il doit comporter trois volumes, mettre l’accent sur l’histoire européenne, favoriser le travail personnel des élèves et apporter une plus-value franco-allemande en « mettant en valeur le comparatisme, les transferts, les spécificités de perception, d’interprétation et d’appropriation ainsi que les différences de terminologie », explique l’historien Etienne François (revue Vingtième siècle, n°94 avril-juin 2007). Deux éditeurs scolaires, Klett et Nathan, sont choisis, et des historiens recrutés. Sur plusieurs sujets, les approches diffèrent : les Lumières, un mouvement laïque ou lié au protestantisme ? Le nazisme, un totalitarisme comme les autres ? Les Etats-Unis après 1945 : une puissance généreuse ou impérialiste ? Le communisme, une dictature ou aussi un mouvement de résistance ? Mais elles s’estompent rapidement. La principale difficulté concerne l’approche didactique – en France, l’histoire est enseignée avec la géographie, en Allemagne plutôt avec la philosophie ou la littérature mais, là aussi, des compromis sont trouvés.
Pour des raisons politiques, paraît d’abord l’ouvrage destiné aux classes de terminales consacré à l’Europe et au monde depuis 1945. La presse est enthousiaste, l’écho mondial. Au Japon, en Corée, aux Etats-Unis notamment, certains veulent s’en inspirer. En 2008, sort le manuel destiné aux premières centré sur la période 1815-1945. Est actuellement sous presse celui pour classes de seconde, qui va de l’Antiquité à la chute de Napoléon.
Happy end ? Pas vraiment. Car le manuel ne rencontre pas le succès escompté. Alors que certaines régions et certains Länder en ont distribué plusieurs milliers dans les lycées, les deux premiers volumes se sont vendus à environ 40 000 exemplaires seulement dans chaque pays, bien loin du seuil des 100 000 considéré comme un succès. En France, la « rupture » de Nicolas Sarkozy est passée par là. La réforme des lycées bouleverse les programmes. En terminale S, l’histoire n’est plus qu’optionnelle. C’est en vain que les deux fédérations d’associations franco-allemandes alertent les pouvoirs publics. Nathan n’imprime le troisième volume qu’à 7 000 exemplaires. « Une partie des deux premiers volumes a été vendue à un public adulte cultivé. Nous allons essayer de faire de même avec le troisième », se désole Françoise Fougeron, la directrice générale.Chercheur à l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg, Stefan Seidendorf tente de percer les raisons de cet échec commercial. Menant des entretiens de chaque côté de la frontière, il juge que la réforme des lycées aggrave la situation mais n’explique pas tout. Tant en France qu’en Allemagne, le manuel n’est, sauf exception, utilisé que dans les classes européennes. C’est un « marqueur social », dit-il. Distribué gratuitement dans plusieurs Länder, il n’est utilisé que comme manuel d’appui par de nombreux enseignants allemands. Les Français, eux, se méfient d’un livre soutenu par le pouvoir politique. Rares sont les enseignants qui parviennent à se l’approprier, constate Stefan Seidendorf : « 80 % des Français disent que c’est plutôt un livre allemand, et vice versa. Dans les deux pays, les enseignants ne sont pas préparés à utiliser un tel manuel. En Allemagne, l’important est de former des citoyens, d’inciter les élèves à poser des questions. En France, l’enseignement est basé sur la dissertation et l’organisation des connaissances. Seules les personnes déjà sensibilisées aux relations franco-allemandes savent que les deux approches ne s’opposent pas mais sont complémentaires. »
Ce manuel serait-il une fausse bonne idée ? Peter Geiss, son coordinateur allemand est convaincu du contraire : « C’est le début d’un processus. Un laboratoire qui permet de véritables échanges sur l’enseignement de l’histoire et contribue à la construction de l’Europe sans tomber dans le travers de l’histoire officielle. » Fruit d’une initiative initiée mais aussi en partie détruite par des responsables politiques, salué dans le monde entier mais snobé par le public visé, ce livre est, en fait, un symbole parfait de la relation franco-allemande.